L`ignorer est une gageure : le 5 juillet dernier, l`Algérie a fêté le cinquantième anniversaire de son accession à l`indépendance. La place qu`occupe cette guerre dans la mythologie nationale comme dans l`histoire politique récente est écrasante. Cela ne veut pas dire pour autant que le régime algérien a cessé de chercher à se réinventer. La crise de légitimité qui l`a touché depuis le début des années 1980 -liée à ses échecs économiques et politiques- l`a contraint à chercher d`autres moyens de se montrer à ses sujets. La mythologie du régime s`est donc adaptée à l`assèchement progressif mais néanmoins constant du capital symbolique gagné lors de la guerre d`Indépendance.
En me penchant sur le photomontage parut en première page du quotidien El Moudjahid du 5 juillet 2012, je vais mettre en lumière certains aspects du travail d`euphémisation mené par le régime algérien, c`est-à-dire, selon les termes de Pierre Bourdieu, ce « travail de dissimulation et de transfiguration qui assure une véritable transsubstantiation des rapports de force en faisant méconnaître-reconnaître la violence qu`ils enferment objectivement et en les transformant ainsi en pouvoir symbolique »[1]
El Moudjahid est l`ancien organe officiel de communication du FLN, créé durant la guerre d`Indépendance, en 1954. Il est devenu par la suite quotidien national d`information et, depuis la libéralisation de la presse écrite en 1990, il demeure l`un des six journaux étatiques. Le journal est demeuré le relais par excellence des messages gouvernementaux, y compris durant la décennie noire[2]. En ce jour anniversaire, alors que la classe dirigeante célèbre à l`écart l`événement à Sidi Fredj, El Moudjahid nous donne de précieuses informations sur la manière dont le régime entend célébrer les cinquante années d`indépendance du pays.
La transmission de la geste révolutionnaire
Le plus évident des message du photomontage est exprimé dans la verticalité. En haut de la page, en noir et blanc, une femme couverte du haïk algérois a le regard inquiet. Tenant un grand drapeau vert et blanc frappé du croissant et de l`étoile rouge, elle est l`allégorie révolutionnaire, le symbole d`un passé douloureux, la mémoire de ce peuple combatif qui a souffert et a obtenu par la force son indépendance. Situé sous elle, Abdelaziz Bouteflika tient également le drapeau national en compagnie d`un enfant en survêtement vert. Le Président de la République est de facto le plus illustre représentant de la famille révolutionnaire. Selon la constitution algérienne, les candidats à l`élection présidentielle doivent présenter un certificat attestant de leur participation à la Révolution ; s`ils sont nés après 1942, ils doivent justifier de la « non-implication » de leurs parents « dans des actes hostiles » à celle-ci. A travers la personne du Président, c`est toute la famille révolutionnaire qui revendique son rôle dans la libération puis dans la construction d`un pays qui s`est voulu un temps le phare des pays du Tiers-monde. Abdelaziz Bouteflika en est la preuve vivante, lui le plus jeune des Ministres de Ahmed Ben Bella, l`une des icônes de cette révolution algérienne qui entendait incarner un nouveau modèle d`émancipation et de développement, lui qui fut plus tard une figure incontournable de l`équipe gouvernementale de Houari Boumédiène et son dauphin putatif.
Dans cette coupe verticale qui place Bouteflika en son centre, entre la femme au regard sombre et l`enfant à l`innocence juvénile, nous avons donc le message le plus évident du discours officiel : La famille révolutionnaire fait le trait entre le passé et l`avenir. C`est à elle qu`il revient de transmettre le flambeau aux jeunes générations pour qu`elles gardent le souvenir du passé glorieux et des sacrifices qui permettent au peuple d`espérer maintenant. Comme le remarquait l`historien Omar Carlier, il est peu de pays de par le monde « dont le destin ait été pareillement marqué par la colonisation et la décolonisation, dont l`être et le paraître doivent tant au poids de la guerre. »[3] Les jeunes, sans cesse, sont appelés à se mobiliser pour porter la nation, certes, mais aussi pour la défendre. C`est à la jeunesse qu`il faut sans cesse rappeler l`idée de sacrifice qui imprègne le discours nationaliste algérien. Le soir-même, au Stade olympique où se déroulait une cérémonie de célébration, l`annonceuse ne cessait en effet d`interpeller les jeunes (Ya Chebab Al-Djazaïr) pour leur rappeler les souffrances de leurs aînés, les glorieux martyrs.
En soi, la transmission de la mémoire de la geste nationale est un message d`une grande banalité. C`est dans la nature même du discours d`Etat que de célébrer dans l`histoire officielle une certaine idée de l`être national, laquelle correspond au mythe fondateur de la citoyenneté. Au bout du compte, cette mise-en-scène des fondements de l`Etat est indissociable de l`obéissance exigée des citoyens. La mythologie nationale colporte d`un même mouvement l`idée de l`héritage et du devoir. Dans le cas de l`Algérie, elle place de surcroît une génération en position de relais de la parole fondatrice, et une autre en position de réceptacle. La famille révolutionnaire se voit ici confirmée dans sa position d`autorité, et réaffirmée en conséquence dans l`obéissance qui lui est due.
Le Président de la République, visage d`une coalition
La place centrale du Président Bouteflika dans le montage n`est pas uniquement liée à son rôle de transmission. Il a également un rôle de représentation intrinsèquement lié à son statut de Chef de l`Etat. Mais il n`est pas uniquement le représentant de l`Etat, perçu comme une structure hiérarchique et monolithique. Il est également la façade des différentes composantes du régime.
Afin d`expliquer cette assertion, je dois d`abord préciser que je ne cède nullement à un quelconque exceptionnalisme. Penser l`Etat non pas comme une entité monolithique mais plutôt comme un champ permet de comprendre les tensions et les contradictions en son sein, la compétition entre les différentes institutions et agences sécuritaires. Je considère donc l`Etat comme un « espace social où des acteurs sont en concurrence avec d`autres acteurs pour le contrôle des biens rares et ces biens rares sont justement les différentes formes de capital. »[4] En Algérie, ces acteurs appartiennent à la hiérarchie militaire, au clan présidentiel, à la haute administration mais aussi aux différents partis qui animent la vie politique (notamment le FLN et le RND). Le régime doit donc être compris comme une coalition d`acteurs et de groupes qui forme ce que Nicos Poulantzas qualifiait de « bloc au pouvoir » ou ce qu`Hamit Bozarslan désigne maintenant sous le terme de « cartel ».
Ceci étant dit, cette coalition d`acteurs qui tient l`Etat algérien souffre profondément de son incapacité à euphémiser sa situation de domination. Des accusations émanant de tous les horizons sont sans cesse portées à l`encontre de la « mafia politico-financière » qui gère le pays. Signe de vives contradictions au sein de cette coalition, le Premier ministre lui-même, apparemment peu soucieux de sa propre crédibilité, se livre à ce jeu de dénonciation.
Mais les conflits qui agitent le régime ne peuvent être exposés par celui-ci en ce jour de célébration. Tout le travail d`euphémisation vise à faire méconnaître ces rapports de pouvoir et les contradictions qui en résultent. Le discours officiel qu`El Moudjahid relaie vient donc directement s`inscrire en contre-point de cette situation de division. En la personne d`Abdelaziz Bouteflika, c`est le régime dans son ensemble qui est montré sous son jour le plus acceptable. Il est cette icône patriarcale, à la fois révolutionnaire et pacificatrice, qui doit se substituer à l`image d`une mafia ou d`un pouvoir clanique. Il apparaît ainsi que la place d`Abdelaziz Bouteflika au centre de ce montage est à la hauteur de son importance symbolique dans l`architecture du système. Il est le Chef de l`Etat, certes, mais il est aussi le Président d`honneur du FLN, l`homme coopté par les Généraux pour améliorer l`image du pays à la fin de la décennie noire, le restaurateur de la concorde et l`héritier de Boumédiène.
En ce jour anniversaire, la mise-en-scène de la figure présidentielle, homme seul et sous bien des aspects irremplaçable, élude également de la lutte de succession à venir. Alors que de nombreux articles évoquent la maladie du Président et la raréfaction de ses apparitions publiques, la question de son remplacement se pose de manière de plus en plus aiguë. Or personne ne semble en l`état s`imposer comme un remplaçant potentiel, capable de susciter le consensus au sein des différents groupes de la coalition, d`être perçu un tant soit peu positivement par la population et d`être crédible aux yeux des partenaires internationaux. En l`état, réaffirmer la position en surplomb du Président permet de conjurer le spectre d`une succession éminemment problématique.
Nation et tradition
Intéressons-nous maintenant au coin inférieur gauche du photomontage, c`est-à-dire au couple représentant la grand-mère et sa petite fille. Le choix de faire apparaître ces deux personnages féminins dans une robe traditionnelle kabyle nous amène à différents questionnements.
Tout d`abord, ce choix stylistique peut-être interprété sous l`angle de la concession faite par l`Etat centralisateur à la province -pas si lointaine- qui a été victime de sa politique d`uniformisation culturelle. De fait, si la Kabylie n`a assurément pas été la seule région soumise au programme d`arabisation à la mode jacobine mise en œuvre sous Boumédiène, elle est la région qui s`est opposée avec le plus de véhémence aux politiques culturelles d`Alger. La reconnaissance de la culture berbère et des langues amazighs a été l`un des principaux motifs d`une contestation souvent radicale du régime, depuis 1980 et le printemps berbère en passant par le boycott scolaire de 1994/1995 jusqu`au printemps noir de 2001. Depuis cette date, le régime est rentré dans une logique de concessions progressives et symboliques au courant berbériste, avec par exemple la reconnaissance du tamazight comme langue nationale en 2002 , ou encore la création d`une chaîne diffusant des programmes en tamazight en 2009. Sous cet angle, le photomontage apparaît ainsi comme une concession symbolique accordée aux revendications culturalistes kabyles.
Remarquons cependant que cette concession est représentée par la mise-en-valeur d`une fraction de la « culture locale » (robes, bijoux, coiffes, danses), laquelle est ainsi ramenée à sa dimension folklorique. Ce n`est pas une particularité de l`Etat centralisateur algérien que de promouvoir une représentation de l`autre basée sur la mise en avant de ses caractéristiques « typiques », « traditionnelles », que de réduire l`altérité à une culture, et la culture à un folklore passéiste. Tout cela participe d`une euphémisation de la domination par la mise en avant des concessions accordées par un nationalisme uniformisateur sans pour autant reconnaître aux périphéries de rôle culturel actif, si ce n`est dans la sauvegarde de leurs traditions.
En comptant la femme portant le haïk algérois, les trois personnages féminins sur ce photomontage arborent des habits traditionnels. C`est comme souvent aux femmes qu`il revient d`incarner la « tradition », quand le couple masculin revêt les atours de la « modernité » (costume-cravate et survêtement de football). Je ne peux m`empêcher de faire là le parallèle entre cette représentation dichotomique et le festival de la création féminine qui s`est tenu à Alger au début du mois de juin à Alger. Symptomatique de la forme très particulière de féminisme promue par celle qui fut autrefois une militante convaincue, la Ministre de la Culture Khalida Toumi, les créatrices algériennes se trouvaient ainsi cantonnées aux broderies, dentelles, bijoux et autres rideaux.
Les générations absentes
Prenons pour finir les deux couples qui occupent la moitié inférieure gauche de la page : Bouteflika et le garçon en survêtement d`une part, la vieille femme en habit traditionnel et sa petite fille d`autre part. La grand-mère est assise. La canne qu`elle tient et les lourdes lunettes qui pèsent sur son nez témoignent du poids des années. C`est à la petite fille qu`il revient de porter le drapeau algérien. Pourtant, derrière la mise-en-scène de la relation entre deux classes d`âges éloignées de soixante années, on ne peut que constater le formidable vide concernant les catégories intermédiaires. En effet, un regard sur la couverture du quotidien historique nous apprend que la population du pays est essentiellement constituée de vieillards et d`enfants de moins de dix ans.
Le 8 mai dernier à Sétif, le Président annonçait que sa génération était vieille et finie, dans une ultime promesse de retrait visant à mobiliser en vue des prochaines élections législatives. Cette profession de foi proclamait l`inévitable départ de la famille révolutionnaire, pourtant on ne peut que constater la réticence de cette gérontocratie à l`idée de transmettre bientôt le flambeau. De fait, le Président apparaît sur ce photomontage comme la seule figure virile. Personne, qu`il s`agisse du fantôme du passé, de la grand-mère ou des deux enfants impubères, n`est en mesure de mettre en cause son droit à commander. Dans la représentation patriarcale que promeut le discours officiel, la présence d`un autre adulte équivaudrait à un questionnement de l`autorité paternelle. Il n`y a de la place que pour une seule moustache sur ce photomontage.
Cette occultation a aussi une fonction de négation du passé récent au profit du mythe fondateur révolutionnaire incarné par les septuagénaires et du futur que façonnera la jeunesse impubère. Personne n`est là pour raconter la décennie 80 et sa crise économique, ou les années 1990 et la guerre civile. Personne n`évoque la faillite politique du régime et sa réaction violente. Personne ne vient se plaindre du chômage et des conditions de vie et d`enseignement à l`université. Entre la génération de la guerre d`indépendance et ces enfants d`une dizaine d`année, il ne s`est rien passé. Ce n`est pas une mince contradiction que de voir ainsi effacée l`histoire de l`Algérie indépendante.
Il faut comprendre le rapport de force qui tente d`être dissimulé par ce travail d`euphémisation. Images dérangeantes évoquant un passé chaotique et la contestation du régime, les générations problématiques sont soustraites. Cette invisibilisation massive traduit l`ampleur du conflit politique et social. Alors que le gouffre se creuse entre le peuple-objet et la gérontocratie politique et l`oligarchie économique, la réponse du discours officiel est la négation par l`absence de représentation. Daho Djerbal le signalait déjà en 2001. Onze ans plus tard, alors que le régime célèbre les cinquante années d`indépendance, la situation semble s`être encore aggravée. C`est bien cela que ce photomontage montre en tentant de le dissimuler.
Messages de part et d`autres
S`intéresser au mythe ne signifie nullement que l`on prend pour argent comptant ses messages, que l`on tombe dans le piège de la parole officielle, bien au contraire. En comprenant le contenu de la mythologie officielle, c`est la parole de la coalition des dominants que nous avons pu analyser. Or celle-ci n`est en aucun cas hégémonique, comme pouvait l`être par exemple l`idéologie petite-bourgeoise dans la France des années 1950 disséquée par Roland Barthes[5]. Elle n`en conserve pas moins une valeur certaine pour l`analyse. Les rapports qui sont mis-en-scène par la parole officielle, entre générations, entre le centre et la périphérie, entre les hommes et les femmes ou encore entre l`Etat et ses sujets, ont beau être travestis, ils n`en révèlent pas moins les multiples formes de tension qui sont consubstantielles d`un ordre politique et social. En cela, le travail d`euphémisation des dominants est riche d`enseignement quant aux leviers de la domination, mais aussi aux résistances qu`elle rencontre.
En Algérie, le discours officiel n`en demeure pas moins soumis à une critique continue. Il est peu de pays dans le monde où l`incapacité de la coalition qui tient l`Etat à s`euphémiser a atteint ce degré. De fait, El Moudjahid n`est nullement le seul à exposer sa vision de l`Algérie cinquantenaire. En ce 5 juillet, le Soir d`Algérie (un quotidien privé) a pris le parti d`habiller sa première page de noir, et de titrer sans nuance : « Des espoirs fous à la réalité sordide ». Le soir précédent, une émeute avait touché la ville de M`sila. Tenus à l`écart d`un feu d`artifice organisé par une compagnie chinoise pour célébrer l`Indépendance, des centaines de jeunes s`étaient heurtés aux forces de police. Après avoir subtilisé un camion de la commune, ils s`en étaient servi pour rentrer sur le champ de course qui leur était interdit. C`était là le seul moyen pour eux de participer à une célébration dont ils avaient, une nouvelle fois, étaient exclus. Le message adressé n`en était pas moins clair.
[1] Pierre Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, Editions du Seuil, Paris, 2001, pp 210-211.
[2] Anne Croll et Nacer Ould Tayeb, Presse gouvernementale et presse dite « indépendante » en Algérie quelles différences ?, Mots, n°57, décembre 1998.
[3] Omar Carlier, Mémoire, mythe et doxa de l`Etat en Algérie. L`Etoile nord-africaine et la religion du watan, Vingtième Siècle, Revue d`histoire, n°30, avril-juin 1991, p 83.
[4] Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Éditions du Seuil, Paris, 1992, p 73.
[5] Roland Barthes, Mythologies, Editions du Seuil, Paris, 1970 (1957).